Comment faut-il réparer la Berne fédérale? Entretien avec Michel Huissoud

Photo des rouages d'une méchanique

Durant la staatskantine du 18 octobre 2022, Michel Huissoud, l’ancien “shérif” des finances de la confédération, a partagé des éléments de réflexion autour de la question: Faut-il réparer la Berne fédérale? Suite à cette intervention nous avons eu la chance de poursuivre la discussion lors d’un entretien avec lui. Nous lui avons demandé comment faire pour réparer l’administration fédérale, mais également quels sont les obstacles et les moteurs de cette réparation.
 

Partie 1 - Réforme totale de la constitution fédérale

Et c'est là le rôle des administrations publiques à tous les niveaux: de crier, de dénoncer, de dire que la manière dont on fonctionne n'est pas juste.

Quels sont les défis principaux auxquels l’administration fédérale doit faire face aujourd’hui? Et dans le futur?

Je pense que l'administration doit avoir le courage et la vision à long terme nécessaires pour reconnaître qu’il y a besoin d’une réforme de la constitution fédérale, qu’avec des petits pas on ne va pas y arriver, que des changements de culture ne seront pas suffisants. Parce que l’administration fédérale n’est pas seule ; elle doit aussi agir avec 26 administrations cantonales, qui elles-mêmes ne font pas ce qu'elles veulent parce qu'elles sont sous le contrôle de leurs gouvernements et de la CdC (Conférence des gouvernements cantonaux). 

Nous n'arriverons à faire bouger toutes ces pièces du mécanisme qu'avec une révision totale de la constitution fédérale. Mais pour ça, il faut arriver à motiver suffisamment de monde. Et c'est là le rôle des administrations publiques à tous les niveaux: de crier, de dénoncer, de dire que la manière dont on fonctionne n'est pas juste. Ce sera la somme de tous ces cris et de ces dénonciations qui va peut-être suffire à déclencher le grand mouvement. 

Le grand mouvement est à mon avis indispensable mais on n'a pas encore suffisamment d'insatisfaction. Il y a une insatisfaction au sein de la population, chez les utilisateurs et utilisatrices ; la confiance en la Berne fédérale se perd, les gens en ont marre – on l'a vu avec le Covid. Donc il y a du mécontentement à l'extérieur, mais il faudrait que ça vienne de l'intérieur de l'administration fédérale et que les gouvernements comprennent que ce n'est pas contre les conseillers fédéraux en personne mais contre le système, que c'est le système qu'il faut réformer. 

Mais le problème c'est que si, dans un office fédéral, quelqu'un dit: "ce n'est pas normal comme on travaille, on devrait faire autrement", un directeur d'office devrait relayer ça plus loin et non pas le prendre comme une attaque personnelle.

Qu'est-ce qui empêche l'administration fédérale de réagir adéquatement?

L'administration fédérale ne peut pas lancer une initiative constitutionnelle, elle ne peut même pas intervenir auprès du Parlement parce qu'elle est soumise au Conseil fédéral, c'est lui qui parle pour l'administration fédérale. Donc il faudrait rassembler tous les dysfonctionnements, tous les problèmes qu'on observe, auprès d'un organisme externe neutre – scientifique si possible – et donc apolitique. Et quand on aura atteint la masse critique, dire : "maintenant, il faut faire cette grande révision". Mais il faut que cette collecte d'information se fasse sans connotation politique. 

Quel genre d'information faudrait-il rassembler?

Tous les dysfonctionnements, par exemple les fax pour le Covid, les dossiers électroniques des patients, l'A9 en Valais. Tous ces problèmes qui sont observés. Une bonne partie de ces problèmes sont identifiés par le Contrôle fédéral des finances (CDF), mais également par d'autres institutions. Les commissions de gestion voient par exemple aussi des problèmes. 

On pourrait avoir une sorte d’Ombudsstelle qui rassemble tous ces problèmes. Mais c'est un mouvement à lancer. Si quelqu'un dit: “je suis un intéressé à collecter tous les dysfonctionnements de toutes les interactions entre les communes, les cantons et la Confédération”, à mon avis, ça devrait bouger.

Une révision totale de la constitution fédérale aurait lieu sur le papier, mais qu'est-ce que ça transformerait concrètement dans l'administration?

C'est-à-dire que si vous modifiez la constitution fédérale vous avez ensuite obligatoirement des projets de mise en œuvre. Si vous définissez par exemple que le domaine de la culture est uniquement une compétence cantonale, il y aura un projet pour fermer l'Office fédéral de la culture, transférer les gens, etc. Ça serait du top-down, ça, ça marche. 

Mais les principes de gestion, ça c'est du papier. Si vous adoptez un principe de gestion “faire confiance au personnel", vous pouvez l'écrire encore dix fois dans une loi, ça ne changera rien si les gens ne font pas confiance.

 

Partie 2 - Transformation culturelle

Mais aujourd’hui c'est impensable qu'un chef de département aille dans un autre département et qu'il participe à une séance.

Et comment est-ce que ça, on peut le changer?

Ça c'est autre chose, c'est la question de la culture. C'est ce que je disais : Comment peut-on créer une culture de l'administration fédérale ? Moi je me suis battu pour créer une culture au CDF, parce que c'est pareil, il y avait des silos à l'intérieur. Il y a beaucoup de choses qu'on peut faire, mais ce sont de petites choses qui s'additionnent. D'abord il faut dire clairement que l'on veut ça. 

C'est à dire qu'il faut que les conseiller fédéraux disent clairement : "on est sept et on a sept départements, si à la séance avec le directeur du département moi, Maurer, je ne peux pas être là et que c'est Berset qui est là, ça ne change rien parce que c'est un représentant du Conseil fédéral, qui lui est un collège". Mais aujourd’hui c'est impensable qu'un chef de département aille dans un autre département et qu'il participe à une séance. Parce qu'on ne va pas dire les choses qui sont secrètes devant lui. C'est toute la culture qu'il faut changer. Mais ça serait nécessaire.

Mais vous, vous avez réussi à le faire au sein du CDF?

Oui, mais c’était 130 personnes, ce n'est pas trop compliqué. Mais effectivement, en 2000 il y avait des silos. Après, le personnel y est pour beaucoup, c'est ce que j'expliquais. Si déjà on définissait comme critère d'admission aux postes de cadre le fait d'avoir déjà travaillé dans un autre département, ou si on poussait encore plus les formations communes ou si on faisait des stages. 

Par exemple, avec l'autorité de surveillance de la révision, nous avions fait un échange d'une année : un collaborateur de chez eux est venu au CDF et un des nôtres est allé chez eux. C’est des actions comme celles-là qu'il faut multiplier par mille.

Partir sans a priori, avoir le courage de remettre en question les choses, et puis aller vite.

Pour vous, qu'est-ce qui caractérise une réaction de qualité face à un défi nouveau dans l'administration?

De partir sans a priori, d'avoir le courage de remettre en question les choses, et puis d'aller vite. D'aller vite c'est une qualité que l’on n’observe pas tellement. Enfin si, nous l'avons vu avec le Covid ; j'ai trouvé l'administration très efficace, je n'ai rien à redire. Mais en revanche, nous sommes vite revenus en arrière. 

Est-ce qu’il y a d’autres caractéristiques d’une réaction de qualité face à un défi nouveau?

Que toutes les personnes concernées - tous les acteurs - soient autour de la table. Mais seulement ceux concernés. Par exemple, la question de la pénurie énergétique ne concerne pas les sept départements. Et pourtant, à ma connaissance, il ne va pas y avoir une délégation du Conseil fédéral pour les questions énergétiques qui serait composée de l'économie, de l’énergie, des finances et éventuellement de la défense (protection de la population). Mais ça ne se passe pas comme ça parce qu'on est dans des rapport de force et que tout le monde veut être là, parce que tout le monde a peur qu'une décision soit prise sans eux. 

Donc nous n'avons pas encore appris, on fait des petits monstres avec des groupes de travail de quarante personnes. Il y a aussi beaucoup de peine à déléguer les décisions et à admettre qu’elles seront prises par un groupe où les sept départements n'auront pas tous été représentés.

Quelqu'un qui gère bien une crise gérera aussi bien le quotidien. Alors que le contraire n'est pas vrai.

Est-ce que les qualités pour bien réagir sont les mêmes dans une situation de crise qu’en temps normal?

Quelqu'un qui gère bien une crise gérera aussi bien le quotidien. Alors que le contraire n'est pas vrai. Un bon manager a les compétences pour réagir rapidement et de manière claire, avoir le courage de prendre des décisions et les assumer. Et je ne pense pas que tous les cadres et membres du gouvernement aient ces capacités-là.

 

Partie 3 - Inspirations pour l’avenir

Pour que quand il y a un problème, on puisse dire : "il y a un problème et on trouve une solution", au lieu de dire: "on a un problème mais on le sait, ça fait 25 ans qu'on a ce problème et on ne peut rien faire".

Au cours de votre carrière, quelles structures, projets ou personnalités vous ont fait forte impression dans leur capacité à montrer du courage et à innover? 

Ce que j'apprécie beaucoup chez les Parlementaires fédéraux c'est celles et ceux qui sont capables de voter contre leur parti, donc qui sont capables d'avoir une pensée individuelle. En général, ce sont également de bons leaders.

De manière générale, j'ai trouvé que pendant le Covid l'administration fonctionnait bien, avec les limites liées aux conditions cadres, au fédéralisme et à la gestion interdépartementale. J'ai trouvé que la gestion de la crise n'était pas du tout mauvaise, en tout cas bien meilleure que dans les pays limitrophes. Nous n'avons pas eu cette espèce de terreur, de panique. Et on a accepté que l’on faisait ce que l’on pouvait. Par exemple, que les écoles ne doivent plus être fermées. Après la première erreur au début où on a fermé les écoles - j'ai trouvé que c'était une décision catastrophique - mais au moins elle n'a pas été répétée, donc nous avons été capables d'apprendre. Dans les pays voisins, ça reste une mesure courante.

Je trouve aussi que la transformation des douanes, le projet DaziT, qui est actuellement en cours, est courageux pour dépoussiérer l'administration. Parce que dans l'administration des douanes, la couche de poussière était épaisse, avec une sorte de petite armée interne et des spécialistes fiscaux. Je pense que l'idée de brasser toutes les cartes et de refaire une nouvelle organisation est bonne. Les prémices étaient bonnes aussi. Reste à voir ce que le Parlement va en faire.

Si vous aviez trois souhaits à disposition pour transformer l’administration fédérale, quels seraient-ils?

Le premier serait de donner une identité unique à l'administration et casser les silos départementaux. Le deuxième serait la joie, la bonne humeur et l'optimisme au lieu du juridisme formaliste. Et le troisième serait d'avoir une sorte d'instrument pour améliorer le cadre, par exemple via une réforme de la constitution fédérale, pour qu'on ne soit pas constamment en train de buter contre la constitution fédérale ou que l'administration puisse plus rapidement trouver des solutions. Ça impliquerait sûrement aussi que l'administration soit plus proche du Parlement pour élaborer des solutions plus rapidement. Pour que quand il y a un problème, on puisse dire : "il y a un problème et on trouve une solution", au lieu de dire: "on a un problème mais on le sait, ça fait 25 ans qu'on a ce problème et on ne peut rien faire".

Quels éléments de la constitution ont cet effet butoir?

Principalement la répartition des tâches et les compétences de la Confédération qui ne sont pas suffisamment larges pour gérer un dossier complètement. C'est ce partage des compétences qui pose problème. Si la Confédération avait toutes les compétences dans un domaine, en principe ça pourrait marcher. En tout cas, elle ne pourrait pas se plaindre qu'elle est freinée par le cadre.

Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui commencerait à travailler maintenant dans l’administration fédérale avec pour ambition d’améliorer les choses?

D'essayer de créer un petit groupe avec des collègues de différents départements et d'échanger les numéros. Et ça, ça peut se faire sur la base des formations qu'offre l'Office fédéral du personnel où les gens se rencontrent. Ça peut être une bonne plateforme pour démarrer ce genre de groupe.