Une administration fédérale qui voit loin: notre échange avec la directrice de fedpol Nicoletta della Valle

Interview Nicoletta della Valle fedpol

Madame della Valle, c'est un très grand plaisir pour le staatslabor de pouvoir s'entretenir avec vous d'innovation et de collaboration au sein de fedpol, dont vous assumez la direction depuis l'été 2014. De l'ancien Office fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage (OFEFP) jusqu'au Secrétariat général du Département fédéral de justice et police (DFJP) en passant par les Services psychiatriques universitaires du canton de Berne (SPU), vous avez été active dans de nombreuses institutions publiques. Quels sont les particularismes de fedpol en terme d'adoption de solutions innovantes et de nouvelles technologies?

Il faut tout d’abord réaliser que le concept-même d’innovation prend une dimension toute autre dans un contexte de startup ou dans une administration fédérale. Ce qui chez vous est qualifié d’innovant est dans notre contexte souvent impensable. À l’inverse, ce qui est une innovation chez nous sera chez vous de l’ordre du daily business. 

Ceci étant dit, j’ai toujours cherché à mettre en oeuvre de nouvelles initiatives lors de mes précédents mandats, et c’est à plus forte raison le cas ici. Une police se doit d’innover: les situations évoluent constamment et rapidement, les criminels sont créatifs et font largement usage des nouvelles technologies. Si nous stagnons et ne nous montrons pas inventifs, nous ne faisons pas notre travail et ne remplissons pas notre mission. Faut-il alors parler d’innovation? C’est une affaire de perspective.

Quelles différences voyez-vous entre les institutions publiques dans lesquelles vous avez été active et fedpol?

J’y vois plutôt des parallèles, pour leur côté très opérationnel et concret. J’ai commencé à l’ancien Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage (OFEFP) et lorsqu’il s’agissait de décider si tel canton pouvait ou non abattre tant de forêt pour la construction de remontées mécaniques, une autorisation ou un refus avaient des implications très concrètes. De même, on peut voir des similitudes entre le milieu hospitalier et celui de la police, où un travail plus ou moins bien exécuté a des conséquences très immédiates: ni un patient ni une situation urgente ne peut tolérer un “jour sans”. Le fait d’avoir un retour immédiat sur son travail, de pouvoir en voir l’impact de manière claire, c’est quelque chose qui se retrouve dans les diverses fonctions que j’ai occupées et c’est quelque chose que j’ai activement recherché. Une volonté de pouvoir activement contribuer et faire une différence.

Quels défis récents vous ont demandé de penser de manière différente ou d'adopter de nouvelles approches au sein de fedpol? Quelles ont été ces approches?

Une première approche pour répondre à une variété de défis aura été d’adopter à fedpol une gouvernance d’entreprise, consciente de ses ressources: d’où viennent-elles et comment bien les investir? Ce dernier point est loin d’être évident, le lien de causalité étant souvent complexe: est-ce parce que nous avons investi des ressources importantes dans tel programme qu’il n’y a pas eu d’attentats en Suisse? Est-ce dû à notre travail, à des facteurs externes? Lorsque l’on produit de la sécurité et non des tables ou des chaises, la question du retour sur investissement n’est pas simple. Ceci dit, même si nous ne devons pas dégager de bénéfice, nous devons nous demander où sont les besoins et comment les remplir au mieux avec nos ressources… et non faire les choses de telle ou telle manière parce qu’il en a toujours été ici. Si cette approche tient de l’évidence dans une PME, il s’agit d’un réel changement pour  fedpol au sein de l’administration fédérale.  

Une seconde approche ces dernières années a consisté à rendre notre travail visible et compréhensible. Les missions que nous avons à remplir passent toujours au premier plan. Mais ensuite, il s’agit d’expliquer ce que nous faisons, pour que le politique comprenne où va le budget et que les citoyens, qui nous financent, soient au fait de nos activités et de nos méthodes. Ce travail de communication, qui est nouveau, est essentiel pour la confiance et le sentiment subjectif de sécurité. Ce que fedpol fait, ne fait pas, comment, avec quels moyens… Nous avons par exemple mis sous forme de flyer un imposant rapport d’experts, comme vous en trouvez beaucoup au sein de l’administration fédérale. Ce flyer, qui est actuellement très utilisé en Suisse, décompose de manière très visuelle le processus complexe de la lutte antiterroriste en plusieurs phases, mettant en évidence la diversité des acteurs impliqués. Là aussi, cela n’a pas été simple: nos spécialistes préparent des rapports de grande qualité, et l’idée d’une vulgarisation excessive peut être perçue comme une potentielle atteinte au sérieux et aux nuances qu’ils y mettent. Mais le fait de rendre l’essence de leur travail accessible s’est avéré un réel succès et - chez nous - quelque chose que nous qualifions d’innovant, parce que nous avons osé une approche nouvelle qui a eu un réel impact. 

Dans un tout autre registre: les possibilités offertes par l'intelligence artificielle sont-elles à l'agenda? Quel potentiel y voyez-vous?

Vous abordez un sujet très important pour nous. Au fond, la tâche de la police reste toujours la même: chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais cette botte de foin devient de plus en plus imposante, avec de plus en plus de données, et la façon d’y rechercher l’aiguille doit donc changer. L’ancien directeur du FBI avait imagé cette situation de manière très parlante: lorsque les chevaux étaient le seul moyen de transport, la criminalité restait à distance de chevauchée; la voiture a ensuite élargi le périmètre et, aujourd’hui, la criminalité a lieu internationalement et dans le monde virtuel. Ce monde virtuel héberge tous types d’activités, de l’achat d’objets à la rencontre, et naturellement aussi des activités criminelles, de la radicalisation au fishing. Et ces crimes dans le monde virtuel engendrent des souffrances qui elles sont bien réelles. La police se doit donc d’y être, avec les moyens qui lui permettent d’agir efficacement. 
Car si dans la rue nous avons besoin de voitures, le monde virtuel nécessite d’autres types d’instruments, notamment d’analyse de données. Pour en revenir à l’intelligence artificielle, il est essentiel que le policier et la policière soient assistés dans leur travail d’analyse par des outils intelligents et à même de faire des recoupements dans cette colossale quantité de données. Nous sommes alors confrontés à plusieurs défis en amont, à commencer par celui de la législation, qui doit être adaptée aux réalités actuelles en matière de données: autrefois, les données se trouvaient dans des tiroirs séparés, avec un accès réservé à telle ou telle personne. Aujourd’hui, il est possible de mettre ces données ensemble pour en accroître l’utilité et de régler la question de l’accès de manière satisfaisante, notamment pour le travail policier. Obtenir une législation en phase avec les réalités actuelles et la technologie existante est ainsi un défi de taille, parce qu’une partie du politique ne saisit pas encore les enjeux du monde virtuel. 
Et lorsque la police commence à parler d’outils pour analyser le big data, cela fait peur, alors que c’est depuis des années une pratique évidente dans le privé: lorsque je visite un site de eCommerce, une publicité reflétant cette visite sera immédiatement intégrée à mon feed Facebook. Il est souvent difficile d’expliquer que la police doit pouvoir, elle aussi, pour le bien commun, tirer avantage de ces technologies. 

L’intelligence artificielle nous permet de surcroît d’être réellement proactifs. La police à l’ancienne consiste à attendre qu’un crime ait eu lieu et à chercher le coupable. L’analyse de données nous permet de commencer avant, en évaluant les risques: nous connaissons le modus operandi de criminels qui, depuis une chambre d’hôtel à Singapour, vident des comptes bancaires en Suisse. Le fait de pouvoir faire une analyse intelligente de données bien gérées permet réellement de prévenir certains crime. 

Par rapport à d’autres pays, où en est la Suisse en la matière?

Au commencement, avec une série de défis devant nous. 

Tout d’abord, comme je viens de l’évoquer, celui d’une législation qui soit en phase avec le monde contemporain. 
Ensuite, celui des ressources, pour obtenir les bons outils et pour former les collaborateurs. fedpol est une entité multi-générationnelle, avec des digital natives comme des personnes de ma génération, et l’action en ligne doit devenir une évidence pour tous. Et si les nouvelles technologies permettent de faire de meilleures analyses, permettent de déceler davantage d’activités criminelles, le besoin en ressources ne diminue pas, au contraire. 

Enfin, je me permets de mentionner un autre sujet qui me paraît très important et sur lequel nous sommes, en Suisse comme à l’étranger d’ailleurs, encore trop inactifs: l’internet of things (IoT). Comprenez bien, ce ne sont pas les frigidaires qui pensent qui m’inquiètent, mais la vulnérabilité de nos infrastructures, qu’il s’agisse de nos trains ou de notre infrastructure sensible, potentiellement exposés, et de nouvelles formes de criminalité. 

Certaines pratiques étrangères ont-elles servi d'inspiration à votre manière de fonctionner? Si oui, lesquelles?

Absolument. À l’heure ou la criminalité a presque toujours une composante internationale, nous sommes en échange permanent avec nos collègues de l’étranger. Surtout en matière de terrorisme, ils se montrent extrêmement ouverts en matière de leçons tirées de situations de crise, ce qui nous permet d’apprendre et se demander où se trouve chez nous aussi un potentiel d’amélioration. Nous avons aussi l’occasion d’observer où les autres ont une longueur d’avance, par exemple les néerlandais en matière de technologie, et la manière dont ils travaillent. La coopération avec l’étranger fait ainsi réellement partie de l’ADN de fedpol.

Dans un cadre particulièrement exposé, est-il possible ou souhaitable d'établir une culture où l'erreur est perçue comme importante pour progresser?

Une philosophie de travail qui voudrait que l’on évite à tout prix l’erreur ne serait pas gérable, dans la mesure où l’erreur occasionnelle fait partie de notre métier, même lorsque nous effectuons une évaluation minutieuse des risques. Et même s’il existe naturellement des fautes qui ne sont pas admissibles, nous souhaitons établir une culture où l’on peut avancer et où le courage de prendre des décisions est récompensé. Un cadre où l’on peut apprendre de ses erreurs et s’améliorer. C’est la raison pour laquelle j’ai lancé en 2014 avec mon équipe un programme appelé Improve, basé sur la philosophie japonaise Kaizen (“changer pour le mieux”), rendue célèbre dans un contexte d’organisation par Toyota. Lorsqu’une erreur survient, il y a un débriefing, un retour d’expérience, et l’on progresse ainsi. 
La plus value est ainsi de pouvoir s’améliorer continuellement, en gardant à l’esprit que dans un monde qui évolue rapidement, on ne peut pas se permettre de se reposer sur ses lauriers, car on n’est jamais assez bon. C’est exigeant, stressant parfois, j’en suis consciente. Mais la très belle diversité de collaborateurs et de collaboratrices que nous avons à fedpol, tant au niveau des genres, des profils, des langues que de l’expérience, nous offre un cadre propice pour apprendre et avancer ensemble. 


Depuis la création de fedpol en 2000, quels ont été les changements sociétaux et technologiques qui ont impacté le fonctionnement de votre office?

Les priorités auxquelles fedpol est confrontée sont un reflet de la façon dont le monde évolue. Il y a dix ou vingt ans, la criminalité liée au trafic de stupéfiants nous occupait beaucoup. Aujourd’hui, le développement du monde virtuel fait que la cybercriminalité est devenue un point central de notre activité. Et bien entendu le terrorisme, qui même s’il ne nous était pas inconnu en Suisse, n’avait pas du tout la même envergure. À cela s’ajoute le crime organisé et la traite d’être humain. Les modes opératoires internationaux et en ligne nous demandent des ajustements importants. 

En 2014, vous aviez exprimé votre aversion pour le fonctionnement en silos. Comment cela se traduit-il à présent? Quels conseils donneriez-vous à des administrations qui ont de la difficulté à se défaire de leur fonctionnement sous forme de silos?

Dans ce contexte, nous avons effectivement réalisé qu’une entité ne peut plus gérer une situation de manière isolée. Nous avons dès lors dû habituer les gens à travailler ensemble, les entités à collaborer les unes avec les autres. Il faut naturellement parfois superviser, cette manière de fonctionner étant encore relativement récente, et il m’arrive de rendre des dossiers si je vois que la collaboration nécessaire n’a pas eu lieu. Mais l’habitude se met en place et les collaborateurs, voyant que cela fonctionne mieux, que les choses avancent plus rapidement, ont aussi plus de plaisir à travailler. 
Un autre élément important est de mettre les gens autour d’une table pour discuter. Notre plus bel exemple en matière de silos cassés est celui de la Coopération opérationnelle TETRA (terrorism traking): nous avons mis à la même table les services de renseignement, fedpol, les cantons, le ministère public de la Confédération, et le Corps des gardes-frontière. En 2014, c’était du jamais vu. 

Donner des conseils n’est jamais aisé, chaque administration fonctionnant différemment. Mais il m’apparaît premièrement important d’adopter pour son organisation une posture qui parte de sa mission, de ce qu’elle a à accomplir et de la manière dont elle y travaille collaborativement, plutôt que de d’énoncer ce que fait telle division, tel commissariat. La recherche policière, par exemple, traverse de nombreuses entités. Mais la tendance qui consiste à énoncer les tâches propres à sa division est tenace, aussi naturellement parce que c’est une façon pour les collaborateurs de mettre en évidence leur travail et d’être visible comme individu. Les anciens rapports annuels montraient clairement quelle division faisait quoi. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, c’est fedpol. Nous avons une identité commune sous laquelle nous travaillons et avec laquelle nous communiquons. Car c’est fedpol, en tant qu’ensemble, qui délivre et ce parfois même encore avec d’autres organisations.
Il n’y a certes pas de recette classique: mais le fait de parler de tâches et de processus plutôt que d’entités me paraît central.

Ensuite, il s’agit d’être exemplaire et de faire soi-même ce que l’on prêche. Nous avons à la direction de fedpol une ligne très claire quant à la nécessité de collaborer, de résoudre des problèmes ensemble. Si je coopère bien avec le procureur de la Confédération ou avec le chef des renseignements, ce sont des choses que les collaborateurs observent. Ce que l’on exige des autres, il est essentiel de le faire soi-même.